II

— Commandant Morane ! Commandant Morane !

Des coups sourds accompagnaient ces appels qui, pour Bob, semblaient venir des profondeurs d’un gouffre noir, insondable.

— Commandant Morane ! Commandant Morane !

Encore cette voix et ces coups issus de nulle part.

Puis, Bob se réveilla soudain et regarda autour de lui dans la chambre vide et enténébrée, se demandant où il se trouvait et s’il n’avait pas été le jouet d’un rêve. Mais les appels reprirent, plus pressants.

— Commandant Morane ! Commandant Morane ! Je vous en prie, ouvrez-moi. A l’aide. Ouvrez-moi.

Cette fois, le Français se trouvait tout à fait éveillé. Il se souvint qu’il était à Londres, dans une chambre de l’hôtel « Montaguë », et quelqu’un, là, derrière la porte, l’appelait. Il jaillit des couvertures à l’instant précis où de nouveaux coups désespérés ébranlaient le battant, tandis que la voix – une voix d’homme – reprenait, sur un ton de plus en plus faible :

— Commandant Morane ! Je vous en prie. Ouvrez-moi. Ouvrez… moi…

Déjà Bob se précipitait vers l’entrée de la chambre. Il fit de la lumière, tourna la clef dans la serrure et ouvrit la porte. Un corps croula vers lui. Il tenta de l’intercepter, mais sans y parvenir, et le visiteur nocturne dégringola la face contre le plancher, où il demeura immobile.

Pendant un instant, Morane demeura debout, comme médusé. Il ne comprenait rien à ce qui se passait, ou plutôt il comprenait trop bien que c’en était une fois encore fini de sa quiétude, que les ennuis recommençaient. Il avait débarqué à Londres deux jours plus tôt afin d’y rencontrer son vieil ami Bill Ballantine qui, le lendemain, devait arriver d’Ecosse où il demeurait, et voilà que, brusquement, sans crier gare, ou presque, cet inconnu, qui n’était peut-être plus qu’un cadavre, lui tombait sur les bras.

Bob ne devait cependant pas continuer à se désespérer longtemps de ce mauvais sort qui l’accablait. Il se pencha sur le corps étendu et, doucement, le retourna sur le dos. Aussitôt, Morane sursauta, étonné. Ce visage qui venait d’apparaître, il le reconnaissait. C’était celui, vieilli peut-être, marqué par une vie rude et aventureuse, de Jack Star, un ancien compagnon d’armes. Bob avait perdu Star de vue, et tout ce qu’il avait appris sur son compte, c’était qu’il se trouvait en Extrême-Orient, où il se livrait à d’obscurs trafics sur lesquels il n’avait pu obtenir la moindre précision. A présent, par il ne savait quel hasard, Jack Star se trouvait là, devant lui, mort en apparence.

Un détail attira soudain l’attention de Morane. Sur le front de son ancien compagnon d’armes, des caractères cabalistiques étaient tracés à l’aide d’une quelconque encre indélébile.

« Qu’est-ce que cela veut donc dire ? se demanda Bob. Et où donc ai-je déjà vu ces signes ? » Il n’y comprenait rien certes, car ils semblaient n’appartenir à aucune langue connue. Pourtant, ils évoquaient en lui des souvenirs imprécis, mais certains. Durant un moment, il se concentra, pour tenter de se rappeler mais, comme il n’y parvenait pas, il renonça bientôt, se contentant d’inspecter le corps de Jack Star, à la recherche d’une blessure. Il la découvrit aussitôt, au côté gauche de la poitrine. Elle avait selon toute probabilité été causée par un coup de poignard, lequel devait avoir manqué le cœur de bien peu. Elle avait saigné énormément mais, pour l’instant, la source du liquide vital semblait s’être tarie.

De plus en plus inquiet, Morane tâta le pouls de Star. Il battait encore faiblement. Bob laissa retomber le bras du blessé, et cela fit glisser le pan droit de la veste. Sur la chemise de Star, une inscription apparut, tracée grossièrement à l’aide d’un stylo à bille :

Ainsi périssent tous ceux qui tentent de se mettre au travers de ma route.

L’Ombre Jaune.

— Qu’est-ce que cela signifie ? fit Bob à haute voix.

Il ne s’attarda pas à se poser de nouvelles questions.

Ce qu’il fallait avant tout, c’était tenter l’impossible pour sauver Jack Star, s’il en était temps encore.

Se dirigeant vers le lit, Bob s’y assit et décrocha l’interphone installé au chevet. Quand il eut obtenu la communication, il demanda d’une voix impérative :

— Passez-moi Police-Secours… Aussi rapidement que possible… C’est une question de vie ou de mort.

Il y eut une série de déclics, un bourdonnement de sonnerie, puis quelqu’un demanda sur un ton impersonnel :

— Allô !… Ici la permanence de la Cité.

— Mon nom est Robert Morane, dit Bob. Je suis à l’hôtel « Montaguë », dans Montaguë Street. Il y a un blessé grave dans ma chambre. Un homme qui a été frappé d’un coup de couteau. Envoyez une ambulance au plus vite… Oui, c’est cela : Hôtel « Montaguë », dans Montaguë Street… Je vous attends.

Il raccrocha et comme, n’étant pas docteur, il ne pouvait rien faire pour Jack Star, il entreprit de s’habiller en hâte en attendant l’arrivée de la police.

Cinq minutes à peine s’étaient écoulées quand, au loin, monta le hurlement des sirènes.

Le chef de police de la Cité considérait Morane avec intérêt. Les deux hommes se trouvaient assis de part et d’autre d’un grand bureau de chêne fatigué par plusieurs générations de policiers dont les mains avaient poli le bois avec persévérance, sinon avec amour.

Thaddeus Morton – c’était le nom du chef – était un homme court et trapu, au faciès de bouledogue, animal dont il devait posséder l’irréductible entêtement. Pour l’instant, il froissait, lissait et refroissait sans cesse une feuille de papier posée devant lui, sur un sous-main. En même temps, de ses petits yeux en boutons de bottine, surplombés par des sourcils roussâtres et broussailleux, il considérait son « client » avec une insistance qui, si elle n’avait été le fait d’un policier, aurait pu paraître outrageante.

— Ainsi, finit-il par dire, c’est vous ce fameux commandant Morane, qui fait tant parler de lui ?

Bob sourit et hocha la tête.

— Je suis « ce fameux commandant Morane », comme vous dites, répondit-il. Mais croyez bien que, si l’on parle de moi, c’est bien contre mon goût.

— Contre votre goût ou non, le fait demeure.

Thaddeus Morton s’interrompit et une expression de gêne se dessina sur ses traits. Il continua ensuite :

— Il est regrettable, commandant Morane, que vous arriviez à Londres pour, presque aussitôt, vous retrouver avec un homme poignardé sur les bras. Je m’aperçois que votre réputation n’est pas surfaite : quand vous arrivez quelque part, les ennuis commencent.

Bob sourit à nouveau et, sans se démonter, répondit :

— On m’a tenu un langage semblable dans pas mal d’endroits déjà, mais qu’un policier anglais me le tienne, ici, à Londres, m’étonne. Après tout, nous sommes dans un pays de liberté. Mon passeport est en règle, et je ne crois pas, si vous me connaissez aussi bien que vous le dites, que vous puissiez mettre mon honnêteté en doute.

— Bien sûr, bien sûr, fit Morton en haussant doucement les épaules. N’empêche qu’il est bizarre qu’à peine arrivé à Londres, vous trouviez aussitôt l’Ombre Jaune sur votre chemin. Strictement entre nous, en aviez-vous déjà entendu parler avant cette nuit ?

Le Français ne répondit pas tout de suite, se contentant de regarder au-delà de son interlocuteur, par une fenêtre derrière laquelle pointait une aube grise. Tandis que l’on transportait Jack Star à l’hôpital le plus proche, Bob avait été conduit devant Thaddeus Morton afin de faire sa déposition, qui prenait le tour que l’on sait.

— Essayez de vous souvenir, commandant Morane, insistait le chef de police. Aviez-vous déjà entendu parler de l’Ombre Jaune auparavant ?

Cette fois, Bob répondit immédiatement, et avec assurance.

— Jamais, sir. Avez-vous déjà vu une ombre jaune, vous ? Je suis d’ailleurs persuadé que vous en connaissez davantage que moi-même à ce sujet. Pour tout vous dire, ma curiosité est éveillée, et vous seriez bien aimable en acceptant de me renseigner.

Le visage de Morton se ferma soudain.

— Vous renseigner sur l’Ombre Jaune ? Impossible, commandant Morane. Les ordres sont formels : top-secret là-dessus. D’ailleurs, je sais très peu de choses, et je suis convaincu, de mon côté, que vous en savez bien plus que moi.

— Pensez ce que vous voulez, sir, fit paisiblement Morane. Mais je dois vous prévenir : on n’a jamais tiré de sang d’une pierre.

Bien entendu, il aurait pu dire que les caractères tracés sur le front de Jack Star lui semblaient familiers, mais il préférait s’abstenir pour éviter de compliquer une situation déjà suffisamment embrouillée.

A ce moment, le téléphone sonna. Thaddeus Morton décrocha et demanda d’une voix rauque :

— Qu’est-ce que c’est ?

Mais, dès que son correspondant eut parlé, il se radoucit.

— Vous ne me dérangez pas du tout, monsieur le Commissioner. Pas du tout.

— Le commandant Morane, monsieur le Commissioner ? Bien entendu… Bien entendu… Doit-il être gardé sévèrement ?

— Le traiter avec égard, au contraire ! Il sera fait comme vous le désirez, monsieur le Commissioner.

— Je vous l’envoie immédiatement, monsieur le Commissioner. Sans retard.

Quand le correspondant eut interrompu la communication, Morton raccrocha à son tour. Ensuite, il releva la tête vers Morane. Il y avait comme un appel à la pitié dans ses petits yeux bleus, quand il dit :

— Je regrette de vous avoir traité avec suspicion, commandant Morane, mais vous savez, le métier.

Bob eut le geste de balayer une mouche importune.

— Oublions cela, voulez-vous ?

Il s’interrompit, pour enchaîner ensuite :

— Mais vous parliez de moi au téléphone, si je ne m’abuse.

Morton eut un signe de tête affirmatif.

— C’était le grand patron de Scotland Yard. Il veut vous voir immédiatement, commandant Morane.

Morane avait bien compris les choses de cette façon. Et il se demandait dans quel nouveau guêpier il venait de se fourrer bien malgré lui pour que le chef suprême du Yard s’intéressât ainsi à sa modeste personne.